Laurent David : de la tech à Saint-Émilion, le pari audacieux du Château Edmus
Certains parcours marquent par leur singularité. Celui de Laurent David me touche particulièrement. Depuis des années, je l’observe avec admiration : son énergie, son audace et sa capacité à passer d’un univers à l’autre sans jamais perdre de vue l’essentiel. Ancien cadre d’Apple, où il a participé au lancement du tout premier iPhone en Europe, il a quitté la tech pour réaliser un vieux rêve : devenir vigneron. À la tête du Château Edmus, à Saint-Émilion, il invente un modèle inédit avec ses Wine Angels et multiplie les expérimentations. Président de La Wine Tech, il défend aussi un écosystème d’innovation au service du vin. Portrait d’un néo-vigneron inspirant, qui revendique de mettre « de l’audace en bouteille ».
Des vignes de Bergerac à la Silicon Valley
« Je suis un petit gars de Bergerac », aime-t-il rappeler. Son premier contact avec la vigne ? Trois rangs plantés par son grand-père. Chaque année, les vendanges étaient une fête familiale, un moment gravé dans sa mémoire. « Je crois que j’ai été piqué à ce moment-là. J’ai dit : quand je serai grand, je ferai du vin. »
Mais avant de se réaliser, ce rêve a patienté. Laurent s’engage d’abord dans une brillante carrière dans la tech. Après Nokia, il rejoint Apple en 2007, précisément pour accompagner le lancement du premier iPhone en Europe. Premier recruté sur ce projet, il devient responsable de vastes marchés au siège européen de Londres.
« Apple, c’était une entreprise fabuleuse. Des gens d’un niveau stellaire, une éthique, un souci du détail permanent. J’ai énormément appris. » Il se souvient de son premier jour, hésitant sur la tenue à adopter. Les Américains, chemises hawaïennes et tongs, n’étaient pas forcément un repère. Il choisit un jean noir, chemise et veste. Réflexion de ses supérieurs : “Il va falloir lui acheter un jean au petit nouveau.” Laurent ouvre sa veste : il portait bien un jean. « À ce moment-là, j’ai su que j’étais à ma place. »
Pendant dix ans, il vit au rythme des keynotes de septembre, où chaque nouvelle génération d’iPhone est dévoilée. Une cadence qu’il compare aujourd’hui aux vendanges bordelaises : « Chaque année, on recommence. Sauf que là, c’est la nature qui dicte son calendrier. »
Le moment de « devenir grand »
Malgré l’adrénaline, une forme de routine s’installe. Et la vie personnelle rappelle son urgence : le décès de ses parents, le Brexit, le temps qui file trop vite. Ses filles le poussent : « Papa, tu es grand. Tu as le droit. »
« J’ai compris que je n’avais plus d’excuse. Ce vieux rêve d’enfant, il fallait que je l’assume. » Après huit années de préparation – vendanges, vinifications, formations, rencontres avec des vignerons – Laurent se lance.
« Ce métier rend humble. On a peu de contrôle. La nature impose ses règles et il faut savoir accompagner plutôt que contraindre. »
Château Edmus, un laboratoire d’idées collectives
En reprenant Château Edmus en 2019, Laurent ne voulait pas seulement devenir propriétaire d’un bout de vigne à Saint-Émilion. Il revendique son statut de néo-vigneron, animé par une quête d’excellence et le désir d’apporter, à son niveau, une pierre à la redéfinition des grands crus. Avec seulement 1,6 hectare, il n’a pas la surface pour produire de gros volumes, mais il a choisi de faire de cette singularité une force : « Rethink Grand Cru », sa baseline, résume bien son ambition.
« Edmus est un micro-domaine, mais c’est aussi une grande liberté. On peut se permettre d’oser. » C’est ce qui séduit dès l’arrivée : un cabernet franc et un merlot cinquantenaires plantés sur des coteaux pierreux, une matière première exigeante et précieuse, qu’il décide de travailler autrement. Passage du 100 % bois aux œufs de béton pour préserver le fruit, essais sans sulfites, cuvées limitées qui racontent une histoire, collaborations avec des vignerons voisins… « Ici, on n’est pas là pour reproduire une recette, mais pour explorer. »
Cette dimension expérimentale ne se limite pas à la cave : elle s’incarne aussi dans la façon de gouverner le domaine. Inspiré de la tech, Laurent crée les Wine Angels. Trente passionnés, venus d’horizons différents, qui ont accepté de rejoindre l’aventure et d’apporter bien plus que des moyens financiers. « Ils m’aident au quotidien avec leur réseau, leur expertise, leurs idées. À trente, on est plus intelligents que moi tout seul. »
Les Wine Angels viennent d’univers variés : sommellerie, journalisme, droit, entrepreneuriat, viticulture… Chacun apporte une pierre à l’édifice. Leur rôle dépasse le simple conseil : ils incarnent l’esprit collectif qui anime le domaine. Chaque année, ils se retrouvent lors des Rencontres d’Edmus, où se mélangent dégustations, échanges stratégiques et moments de convivialité.
Ainsi, Château Edmus est à la fois un laboratoire de vinifications audacieuses et un laboratoire d’idées partagées, où le vin se pense autant comme un produit que comme une expérience collective.
Le Club Edmus, plus qu’un vin : une expérience
Edmus ne se définit pas uniquement par ses cuvées. Le domaine s’est aussi construit sur une conviction forte : un vin doit se vivre et se partager. De là est né le Club Edmus.
Le principe est simple : toute personne qui achète une caisse de six bouteilles du château devient automatiquement allocataire pendant un an. Mais derrière cette formule se cache une expérience bien plus riche. Les allocataires accèdent à des moments privilégiés : portes ouvertes, dégustations exclusives, participation aux vendanges, aux assemblages, aux choix de nouvelles cuvées… Ils peuvent séjourner dans la suite du domaine et échangent directement avec Laurent via un groupe WhatsApp dédié.
« Pour moi, c’est essentiel que les gens se sentent partie prenante. On ne vend pas seulement du vin, on ouvre la porte d’une histoire. » Certains allocataires deviennent même de véritables ambassadeurs, partageant l’aventure Edmus autour d’eux. Loin d’un simple club de consommateurs, Edmus est une communauté vivante et soudée, où chaque membre joue un rôle actif.
Des fiertés assumées
Reprendre un domaine, c’est aussi faire des choix structurants. Laurent a très vite choisi une voie claire : le respect de la nature et de l’humain. Le vignoble était déjà en conversion bio ; il l’a poursuivi en biodynamie. Mais il a voulu aller plus loin, en engageant Edmus dans une démarche globale.
C’est ainsi que le château est devenu l’un des rares domaines bordelais certifiés B Corp.
B Corp, c’est quoi ?
Ce label international, né aux États-Unis, récompense les entreprises qui placent l’impact environnemental, social et sociétal au cœur de leur stratégie. Loin d’une simple certification produit, B Corp évalue l’ensemble d’une entreprise : gouvernance, transparence, gestion des salariés, empreinte carbone, relations avec les partenaires… Moins de 1 % des entreprises françaises sont aujourd’hui certifiées.
« C’est un processus exigeant, qui nous a demandé deux ans d’audits et de remise en question. Mais c’est une vraie fierté. Car être bio ou biodynamique, c’est bien, mais ça ne dit rien de la façon dont on traite ses équipes, de la manière dont on gouverne, ni de son impact global. B Corp, c’est une vision plus large. »
Pour Laurent, cette reconnaissance n’est pas un argument commercial. C’est une boussole interne. « On ne vend pas plus cher parce qu’on est B Corp. Mais on sait pourquoi on se lève le matin. »
L’innovation comme moteur
Chez Laurent, l’innovation n’est pas un mot galvaudé. Elle est inscrite dans son ADN depuis ses années Apple, où chaque produit, chaque keynote, chaque détail de packaging faisait l’objet d’une réflexion poussée. En arrivant à Saint-Émilion, il a voulu garder ce réflexe : oser essayer, même si cela signifie se tromper.
Au Château Edmus, cette philosophie se traduit par une multitude d’expériences :
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passage de la vinification en bois aux œufs de béton pour préserver la pureté du fruit,
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cuvée sans sulfites, qui met en avant la franchise et l’énergie du vin,
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rosé vineux baptisé Marguerite, clin d’œil tendre à sa grand-mère,
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essais de vin en tubes, pour faciliter la dégustation et séduire de nouveaux publics,
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grand cru désalcoolisé, pour répondre aux attentes d’une génération en quête de plaisir sans excès,
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“claret” revisité, clin d’œil historique remis au goût du jour,
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collaborations avec de jeunes vignerons pour créer des cuvées accessibles et novatrices.
« On continue à chercher, à se tromper, à recommencer… C’est ce qui nous fait avancer », résume-t-il. Cette dynamique ne se limite pas aux chais : elle s’applique aussi à la relation client et à la gouvernance du domaine.
Chez Edmus, l’innovation n’est donc pas seulement technique. Elle est culturelle. Elle invite à regarder le vin autrement : non pas comme un héritage figé, mais comme un champ d’expérimentation infini.
La Wine Tech, un écosystème en mouvement
Dès son installation, Laurent est sollicité pour présider La Wine Tech, association loi 1901 qui fédère aujourd’hui plus de 120 start-up. « Notre but est simple : injecter de l’innovation dans le monde du vin, qu’elle soit high-tech ou low-tech. »
Les exemples ne manquent pas : emballages en fibre de bois qui remplacent le plastique, agrafes de vigne fabriquées à partir de sarments, solutions logistiques bas carbone, applications de traçabilité… « Les vignerons innovent en permanence. Les start-up aussi. En réalité, c’est le même combat. »
La Wine Tech organise un pavillon collectif à Wine Paris, publie des livres blancs, et lance un Wine Tech Tour en régions pour rapprocher start-up et vignerons. Des incubateurs et fonds d’investissement dédiés voient le jour. « Le vin traverse une crise, mais c’est aussi une formidable opportunité de se réinventer. »
Le vin comme potion sociale
S’il fallait retenir une seule image de Laurent David, ce serait celle-ci : le vin comme une potion sociale. Une potion, parce qu’il y a une part de magie, de mystère, d’alchimie dans chaque bouteille. Sociale, parce que le vin n’existe pleinement que lorsqu’il est partagé.
« Le vin est l’inverse d’un produit solitaire. On ne boit pas un grand cru seul, ou alors ce n’est pas le même plaisir. Le vin relie les gens, les générations, les cultures. »
Cette conviction s’incarne dans tout ce qu’il entreprend. Dans les Rencontres d’Edmus, où allocataires, Wine Angels et amis se retrouvent autour de la vigne. Dans la communauté en ligne, où les échanges vont bien au-delà de la simple vente. Dans les assemblages participatifs, où chacun peut donner son avis.
Pour expliquer sa philosophie, Laurent aime citer la légende du colibri. Cet oiseau minuscule tente d’éteindre un incendie en transportant quelques gouttes d’eau dans son bec. Les autres animaux se moquent : « Ce n’est pas avec ça que tu arrêteras le feu. » Et le colibri de répondre : « Peut-être, mais je fais ma part. »
« Nous sommes tous des colibris. Le vin ne va pas sauver le monde, mais il peut contribuer à créer du lien, de l’espérance, de l’audace. »
C’est cette idée qu’il veut mettre en bouteille : plus qu’un grand cru, une expérience humaine qui traverse le temps et rapproche les gens.
Une éternité en bouteille
Quand on lui demande comment il se projette, Laurent sourit : « Il n’y a pas de fin. Ce domaine existait déjà en 1740. Je suis un maillon. Demain, ce sera quelqu’un d’autre. » Ce qui compte, c’est de transmettre.
« Peut-être qu’un jour, quand je ne serai plus là, quelqu’un ouvrira une bouteille que j’ai faite. C’est une forme d’éternité. »
Conclusion
Laurent David n’a pas seulement changé de vie. Il a choisi d’assumer son rêve d’enfant et de l’habiller des outils de son expérience passée. D’Apple à Saint-Émilion, son fil rouge reste le même : la quête d’excellence, l’innovation, le collectif.
Château Edmus n’est pas qu’un grand cru : c’est un projet, une communauté, une philosophie. Celle d’un néo-vigneron qui croit profondément que le vin est un voyage, et que ce voyage doit se vivre ensemble, avec audace et panache.