Je connais Chloé depuis plusieurs années, mais c’est au Portugal, lors d’un voyage presse, que notre complicité est née.
Entre deux dégustations et une soirée d’éclats de rires, j’ai découvert une femme à la curiosité insatiable, vive, passionnée, drôle — de celles qui vous embarquent dans leur univers sans même s’en rendre compte.
Depuis, j’ai suivi son parcours avec une admiration grandissante.
Parce que Chloé n’est pas seulement une professionnelle du vin : elle est une passeuse d’émotions, une tisseuse de liens.
Aujourd’hui, elle vient d’être sacrée Saké Master 2025, un titre qui consacre des années de travail, de recherche et de transmission autour du saké japonais.
Une distinction méritée pour celle qui a su, depuis Bordeaux, créer un véritable pont entre deux cultures, deux manières de goûter le monde.
À travers son restaurant OBA, ses formations, ses conférences et sa plume, Chloé fait du saké bien plus qu’un alcool : un langage, une histoire, une poésie.
Et quand elle en parle, on comprend vite pourquoi ce titre lui va si bien : parce qu’elle ne se contente pas de servir le saké — elle le raconte.
La claque de Vinexpo
Tout commence en 2013, à Bordeaux.
« Je suis allée à une masterclass de saké presque par curiosité. Et là, claque. Je travaille dans le vin, et j’ai retrouvé dans le saké tout ce que j’aime : la culture, l’échange, la gastronomie, l’histoire, la technique.»
Dans les couloirs du salon, elle cherche aussitôt une formation. Elle trouve la Sake Sommelier Association, basée à Londres, et décroche, en 2014, son premier diplôme.
Un totem l’accompagne depuis : une bouteille de Daishichi, découverte le lendemain de cette “révélation”. « La maison m’a retrouvée sur des photos d’époque et m’a renvoyé la même cuvée des années plus tard.»
Cette bouteille, elle trône, sous la lumière, sur la plus haute étagère de son restaurant, elle lui rappelle son point de départ dans cette fabuleuse aventure avec le saké japonais.
Un itinéraire pluriel… et assumé
Avant d’être Saké Master, Chloé a surtout été une curieuse insatiable. Formée en école de commerce, elle découvre le monde du vin presque par hasard, lors d’un stage chez un négociant bordelais.
La curiosité se transforme vite en passion : elle veut comprendre, apprendre, sentir. Elle enchaîne les expériences, passe par les châteaux, observe les maîtres de chai, écoute les vignerons.
« J’avais besoin d’aller sur le terrain, de toucher les choses, de comprendre ce qu’il y a derrière chaque bouteille. » Cette soif de découverte la pousse à créer sa propre structure.
Elle y mêle conseil, œnotourisme, dégustation, transmission, tout en construisant une expertise sur mesure, à sa façon.
Puis vient OBA, le restaurant qu’elle fonde à Bordeaux avec son associé Patrick Herreyre : un lieu à la croisée des cultures, entre izakaya japonais et bistrot d’auteur.
Là, le saké n’est pas une curiosité : il devient un langage. « Chez OBA, on raconte le Japon à travers chaque verre. Le saké se déguste comme un art de vivre. »
Sa trajectoire ne rentre dans aucune case, et c’est précisément ce qui la rend unique.
Pas de diplôme de sommellerie “classique”, pas de parcours linéaire, mais un chemin tissé d’expériences, de rencontres, de détours assumés. « J’ai appris en faisant, en goûtant, en me trompant. C’est peut-être ce qui m’a permis de garder la liberté du regard. »
Elle sourit :
« J’aime dire des histoires. Je crois que je suis une conteuse du saké. »
Un mot qui lui ressemble : sincère, accessible, passionné.
Et le titre de Saké Master 2025 vient finalement consacrer ce mélange rare de rigueur, de curiosité et d’humanité — une reconnaissance de sa façon d’apprendre et de transmettre, simple, précise, généreuse.
Tradition, spiritualité, transmission
Parler saké avec Chloé, c’est changer d’échelle. Le riz n’est pas qu’une céréale : c’est un symbole, un héritage, une géographie. Au Japon, il relie les hommes aux dieux, nourrit le corps autant que l’âme.
« Le saké, c’est la transformation du riz, mais aussi du geste humain. C’est presque une offrande. »
Cette dimension spirituelle, Chloé la raconte avec calme et précision. « Dans le shintō, on offre le saké aux kami, les divinités, pour les remercier des récoltes. On en brise les tonneaux lors du kagami biraki, pour célébrer un nouveau départ. Lors des mariages, trois coupes de tailles différentes symbolisent l’union, le lien. Et puis il y a Otsukimi, la fête de la pleine lune : quand son reflet apparaît dans la coupe, on dit qu’on devient buveur de lune. »
Elle sourit. « C’est une image magnifique, non ? Elle dit tout du rapport des Japonais au temps, à la nature, à la beauté. »
Dans ses mots, la poésie n’efface pas la rigueur. Elle parle aussi des gestes, du respect, du silence qui entoure la dégustation : « Servir le saké, c’est un langage à part entière. On le verse avec deux mains, on ne se sert jamais soi-même. C’est un rituel d’attention à l’autre. »
Cette philosophie, Chloé l’oppose doucement à notre culture française du vin, plus bavarde, parfois plus démonstrative. Elle observe : « En France, on boit mieux, sans doute, mais on boit moins, et la communication autour du vin est très encadrée.
Au Japon, c’est presque l’inverse : il n’y a pas de loi Évin, l’ivresse fait partie de la vie sociale.
J’aimerais qu’on trouve un juste milieu : redonner au saké une place sincère, joyeuse, quotidienne, sans le réduire ni à un produit d’élite, ni à un alcool anecdotique qu’on avale en fin de repas. »
Elle marque une pause.
« Le saké, c’est un produit de partage, d’émotion. Il faut le raconter, pas seulement le vendre. »
Ce qui rend le saké unique
Trois piliers reviennent souvent dans son discours :
-
L’umami.
« On peut en percevoir dans le vin, mais dans le saké c’est un marqueur.
C’est ce qui le rend si pertinent à table, sur le poisson comme sur une volaille, un fromage de chèvre un peu affiné… » -
La versatilité des températures.
« Frais, ambiant, tiède, chaud : le saké change avec la chaleur.
On redécouvre un plaisir que le vin a parfois oublié. » -
La diversité des contenants.
« Verre tulipe, céramique, inox… La matière change la sensation.
On travaille l’épaisseur, la lèvre, la texture — une véritable grammaire gestuelle. »
Et puis il y a les accords.
Les parfaits : huîtres & saké (“au Japon, c’est presque un axiome”).
Les beaux inattendus : un saké servi chaud avec une olive kalamata (“surprenant, mais lumineux”).
Les chics occasionnels : caviar & saké (“pour une fois, on a le droit”).
À OBA, Chloé aime faire partager le verre à deux :
« Comme les plats. On goûte, on échange, on se parle. C’est vivant. »
J’ai testé, j’ai adoré l’expérience !
Apprendre à se faire confiance
Quand Chloé s’inscrit au concours du Saké Master 2025, c’est avant tout pour se challenger. Pas pour gagner. « J’avais envie de tester mes connaissances, de sortir de ma zone de confort. » Mais très vite, le doute s’invite : et si je n’étais pas légitime ? Le syndrome de l’imposteur, ce compagnon silencieux, refait surface.
« Ça faisait plus de dix ans que je travaillais autour du saké, mais sans la formation classique des sommeliers. Alors je me suis demandée : et si je me plantais ? »
Les étapes s’enchaînent pourtant : demi-finale, finale… et la victoire.
Une surprise, même pour elle. « J’étais face à deux grands professionnels, aguerris aux concours. Je n’y croyais pas une seconde. Quand j’ai entendu mon nom, j’ai mis quelques secondes à réaliser. »
Ce titre, au-delà de la reconnaissance, marque une bascule intérieure.
« Le saké m’a appris à me faire confiance, surtout en dégustation. Nos ressentis sont valables, même s’ils ne viennent pas de notre culture d’origine. »
Depuis, elle assume pleinement cette posture : rigoureuse sans se figer, curieuse sans se justifier.
Chloé pousse l’exigence jusque dans les détails : les recherches sur les descripteurs aromatiques – « En France, on dit souvent anis, un mot qui ne résonne pas de la même façon au Japon » –
la précision du geste de service, le soin apporté au storytelling des producteurs, des régions, des étiquettes. « On fait voyager les gens par la bouteille. C’est ça, mon métier. »
Démocratiser sans trahir
Dans les gastronomies françaises, le saké gagne du terrain. Mais Chloé milite pour une appropriation plus large, respectueuse et curieuse. « On n’achète pas tous une bouteille à 100 €, évidemment. Mais on peut en tenter une, goûter, trouver son style. Et surtout, sortir des clichés. Non, ce qui est servi dans un mini verre avec une femme nue en fin de repas n’est pas du saké japonais. »
La clé ? Raconter simple.
Commencer dans un verre à vin pour garder des repères, expliquer la fermentation, proposer deux bouteilles côte à côte pour comparer. « Et puis laisser les gens dire : j’aime / j’aime pas. L’essentiel est là. »
Une bouteille pour commencer
Si elle devait initier quelqu’un avec une seule référence, Chloé choisirait Seafood, un saké signé Imada Shuzō, à Hiroshima.
« 13 % d’alcool, beaucoup de fraîcheur, de tension — pensé pour les produits de la mer. Il a été imaginé avec un ostréiculteur, et Hiroshima est la plus grande préfecture productrice d’huîtres au Japon. À Bordeaux, le lien est évident. »
Cerise sur la bouteille : une femme à la manœuvre, propriétaire et productrice. « Comme moi, ça me touche. »
Saké Master, et après ?
Le titre ne change pas sa nature — il élargit sa portée.
« Je vais continuer ce que je faisais : former, faire goûter, raconter. Peut-être que cette reconnaissance ouvrira des portes, me permettra de toucher plus de monde. Le saké se transmet dans le dialogue. »
Elle repartira bientôt au Japon, pour d’autres brasseries, d’autres gestes, d’autres histoires à raconter.
Et dans les lumières d’OBA, un verre de saké posé sur le comptoir reflète à sa manière cette émotion qu’elle décrit si bien :
« Si le saké était une émotion ? La surprise ! » Evidemment !