« C’est un vin féminin. »
L’expression revient souvent dans les discours œnologiques. Elle semble anodine, presque flatteuse, censée évoquer finesse, délicatesse ou subtilité. Mais que dit-elle vraiment ? Et surtout, que sous-entend-elle sur ce que serait un vin « masculin » ? Derrière ces adjectifs se cachent tout un système de représentations genrées que le monde du vin peine encore à remettre en question.
Aujourd’hui, alors que les voix féminines s’affirment de plus en plus dans la filière, une déconstruction s’impose. Car le vin, lui, n’a pas de genre. Ce sont les récits que l’on en fait, les images que l’on construit autour, les usages commerciaux et sociaux qui l’enveloppent, qui perpétuent une binarité bien ancrée.
L’élégance comme synonyme de féminité : une sémantique piégée
On le lit dans les notes de dégustation, on l’entend dans les masterclass, on le retrouve jusque dans les jurys de concours : un vin dit « féminin » est souvent léger, soyeux, floral, facile d’approche. À l’inverse, un vin « masculin » sera structuré, charpenté, puissant, profond. Un jeu d’oppositions qui n’a rien d’innocent. Il associe implicitement la complexité à la masculinité, et la simplicité à la féminité. La force à l’un, la douceur à l’autre. Comme si le goût était régi par les stéréotypes de genre. Comme si l’élégance était l’apanage d’un sexe.
Ces qualificatifs, sous couvert de poésie, reconduisent des assignations. Ils figent les styles, les palais, les pratiques. Et finissent par exclure, ou à tout le moins restreindre, celles et ceux qui ne s’y reconnaissent pas.
Une filière historiquement masculine, un marketing encore très codé
Le vin, comme tant d’autres secteurs, s’est bâti sur un socle profondément patriarcal. Longtemps, les femmes n’ont eu qu’un rôle périphérique : compagnes de vignerons, épouses de propriétaires, silencieuses héritières. Leur parole, leur savoir-faire, leur autorité n’étaient ni visibles, ni reconnues.
Aujourd’hui encore, les exemples de marketing genré persistent : bouteilles aux étiquettes rose pastel, cuvées estampillées « entre copines », formats réduits jugés plus adaptés à une clientèle féminine, tout comme les appellations simplifiées, jugées plus “accessibles”. Comme si l’appartenance à un genre déterminait la complexité des vins que l’on serait capable de comprendre. Ce marketing essentialisant enferme. Il reproduit une vision archaïque du rapport au vin, à rebours des dynamiques contemporaines de consommation, plus transversales, plus sensibles, moins normées.

Les femmes prennent enfin leur place. Et changent la donne.
Pourtant, la réalité du terrain évolue. Elles sont aujourd’hui cheffes de cave, œnologues, sommelières, journalistes spécialisées, cavistes, directrices de domaines. Elles signent des cuvées audacieuses, incarnent des choix de vinification forts, et proposent de nouveaux récits, affranchis du regard masculin dominant. Des collectifs se créent, des salons engagés émergent, des outils de prévention contre les violences sexistes dans le milieu viticole se mettent en place. Le changement n’est plus en marche, il est déjà là, même s’il reste lent.
Mais au-delà de la simple question de représentation, c’est le langage même du vin qu’elles viennent questionner. Pourquoi opposer puissance et élégance ? Pourquoi réserver la complexité à certains profils ? Pourquoi associer la technicité à la virilité ?
Goûter autrement : vers une dégustation libérée des stéréotypes
Déguster un vin, c’est toujours raconter une histoire. Mais si cette histoire est traversée par des biais inconscients, alors c’est notre rapport même au goût qui se trouve faussé. Dégenrer le vin, ce n’est pas gommer les différences de perception, c’est refuser qu’elles soient dictées par des clichés. C’est réaffirmer que chacun, chacune, peut apprécier un chardonnay incisif comme un grenache solaire, un riesling droit comme un tannat affirmé. Et que ce plaisir n’a pas à être sexualisé, socialement codé ou genré.
Déconstruire, ce n’est pas annuler. C’est ouvrir. Élargir le champ des possibles. C’est dire qu’un vin peut être aérien sans être qualifié de féminin. Qu’un grand cru peut être complexe sans être viril. Et que la finesse est une qualité en soi, non une référence à un genre.
Le vin comme espace politique : repenser les récits pour mieux inclure
En reconsidérant la manière dont on parle du vin, on participe à un geste plus large : celui de rendre les espaces de dégustation plus inclusifs, plus sécurisants, plus ouverts. Un verre de vin peut sembler anodin. Mais autour de ce verre se jouent des rapports de pouvoir, des structures sociales, des héritages culturels. Dégenrer le vin, c’est aussi revendiquer un droit fondamental : celui de goûter librement, sans assignation. Celui de ressentir, de décrire, d’interpréter, avec ses propres mots. Sans être ramenée à son sexe, à son genre, à une prétendue norme de consommation.
Le vin n’est ni féminin, ni masculin. Il est minéral, ample, délicat, brut, sauvage, soyeux, intense. Il est autant de ce que nous sommes capables d’en dire que de ce qu’il contient en lui. Et si l’on veut vraiment goûter le vin pour ce qu’il est, alors il faut commencer par le libérer des récits dans lesquels on l’enferme.
Boire un vin, c’est explorer un territoire. Ne laissons plus les stéréotypes en dessiner les frontières.










